05 juillet 2006

Le pays de fais-ce-qu'il-ne-te-plaît-pas

« Bonjour.
- Bonjour. Je suis Inutila, l’hôtesse de non accueil. En quoi puis-je vous être inutile ?
- Je viens pour un passeport.
- Voyez au bureau des passeports. Avez-vous les papiers requis ?
- Oui.
- Bien. Il faut ces papiers. L’ascenseur vous permettra de changer d’étage, et ce jusqu’à l’étage désiré. »
Le hall d’entrée est vaste et vide, Inutila et son clone bien désoeuvrées. Les ascenseurs attendent, tout proche.
Ding.
« Bienvenue dans l’ascenseur FC0025678. En raison d’un mouvement de grève, cet appareil restera immobile jusqu’à une date encore indéterminée. Merci de votre compassion immense. »
J’essaie l’autre.
Ding.
« Lentosceur arrivé étage demandé. Ouverture portes imminente. Attention. Répète. Ouverture porte. Attention. »
Un rai de lumière se dessine, s’étire avec peine.
« Attention, danger. Lentosceur en ouverture. »
Ici arrive Limaxos, l’homme le plus lent sur terre.
« Boooooon… »
J’entre dans le Lentosceur.
« …joooouuuur. »
Vite, sélectionner l’étage. Limaxos ne s’est toujours pas aperçu de mon déplacement. Les portes esquissent un mouvement de fermeture.
« Attention, Lentosceur en fermeture. Extrême danger. Lentosceur en mouvement macroscopique. »
La compréhension gagne le regard de Limaxos. Son corps visqueux tendu par l’effort amorce la translation vers l’intérieur. Mais déjà les battants se rabattent. La lutte est terrible, humanoïde contre machine. Le temps fige un peu plus son envol.
« Noooooo… »
Scrouitch.
Dommage, il avait l’air sympathique. Je dépouille la carcasse. Le journal du jour, une tasse de café, un oreiller poisseux, rien d’intéressant. Tant pis.
Diiiiinnnnnnng.
« Lentosceur en phase d’approche. Extrême risque de sensation de mouvement. Attention. »
Quinze minutes plus tard, les portes dévoilent enfin les prémisses du niveau -12, dit « des âmes perdues ».
Un zombie laisse échapper un rire étouffé à ma vue.
« Gaaah, pauvre fou. Personne n’est jamais revenu du niveau -12. Un conseil, rentre chez toi, tant qu’il est encore temps. Raaahh. »
Puis sans plus un regard, il saisit son balai éponge et reprend son activité d’humectation inutile du sol.
Les couloirs sont vides, silencieux comme un bébé mort. Enfin, voilà la porte, je suis en avance. Pas eux apparemment. Mieux vaut être sûr, la porte adjacente est entr’ouverte.
« Bonjour, sous être, tes voisins de troupeau seraient-ils dans les parages ?
- Aaaah ne me regardez pas directement, je ne supporte pas le contact visuel ! Pas un son non plus ! Sortez et fermez la porte, je me transforme en harpie si je suis exposée plus de 10 secondes à des êtres vivants !!
- Ooookay. »
Misanthropia, sous-responsable paperasserie secteur 2. J’aurai dû lire le nom de l’enclos avant.
Dix minutes de retard plus tard, ils arrivent. Les farfadets préposés aux passeports transhument, lentement mais sûrement, et déjà je peux lire les mots inscrits sur leurs fronts.
« Obtus », « Stupide », « Neurasthénique» et « Vicieux », inscriptions tatouées au dessus des sourcils, en lettres rouge. Leurs noms, sans doute.
« Bonjour. », me lancent-ils à l’unisson. Même leur bonjour sonne faux. Ils savent que ce jour ne sera pas bon. Je lance une claque au plus proche, en guise de réponse. Le ton est donné.

« Vous êtes là pour un passeport ? » me lance stupide, en se frottant la joue.
« Non, je viens faire un tennis, connard.
- Veuillez patienter. »
La porte claque. Dix autres minutes de retard plus tard, et, enfin, est ouvert le bureau des passeports.
« Avez-vous tous les papiers requis ?
- Oui.
- Laissez moi voir ça. » Vicieux et Obtus se jettent sur le monceau de documents, comme des hyènes sur un cadavre de nourrisson. La concentration se lit sur leurs visages. La sueur perle leurs tempes. Et soudain…
« Ahah ! »
Ils sont joyeux, ce n’est pas bon signe. Aucun petit animal n’est en train de souffrir dans les environs. Il doit s’agir de mon dossier.
« Avez vous une raison valable de faire ce passeport en urgence ?
- Oui.
- Avez-vous un papier officiel pour le prouver ?
- Oui. Il est entre vos mains.
- Ce papier n’est pas valable.
- Pourquoi donc ?
- C’est la règle. La règle stipule que tout document devra être déclaré non valable si le préposé alors en fonction se sent le besoin de s’arroger un simulacre de pouvoir afin de compenser son sentiment de frustration intense. Maintenant, rampe à mes pieds. »
Il me faut réagir.
« Appelez donc l’auteur de ce document. De cette façon, vous pourrez discuter entre fonctionnaires raisonnables et compétents des tenants et aboutissants de la chose. »
Je me suis abstenu d’exploser de rire, le piège est tendu. Car si les êtres ici présents sont diaboliques, l’auteur du document en question est, elle, hors de portée de l’imagination. Même au téléphone, plus d’un en auront perdu la raison.
La prudence m’incite à sortir de la pièce. A l’intérieur, des gargouillis se font bientôt entendre, accompagnés de râles rauques, et de bruits de giclures d’organes. Quand enfin tout cesse, je regagne la pièce, ravagée. Vicieux et Obtus tapissent les murs, pêle-mêle. Ils étaient les plus dangereux. Je me détends un peu.
« Très bien » entame Neurasthénique. « Je vais faire les photocopies ».
Il saisit une feuille. Rampe jusqu’à la photocopieuse. Revient. Saisit une autre feuille.
Et ainsi de suite.
J’en profite pour claquer copieusement Stupide, afin de parfaire ma détente.
« Moi aussi, j’ai fait des études » me lance-t-il. Terrible erreur.
Je le claque sans pitié, j’y mets toute ma haine des comparaisons à deux centimes, toute mon antipathie pour les mélanges de torchons et de serviettes intempestifs.

Après quelques minutes d’une telle détente intense, Neurasthénique vient sauver son collègue en annonçant avoir fini son dur labeur. Il semble épuisé.
« J’ai fait plus de travail en 5 minutes que durant les 10 dernières années. Repassez dans quelques heures, en attendant je vais faire une petite crise cardiaque. »
Une dernière petite claque à Stupide pour le plaisir, et me voilà reparti, victorieux.
Je dois l’avouer, malgré tous leurs défauts, ces nains étaient compétents, chacun dans leur domaine.

Moralité : un fonctionnaire dans l’administration, c'est avant tout un nain compétent.